La construction du Graf Spee
Le 23 août 1932, le ministère
allemand de la Défense
approuve la construction
du troisième navire de la
classe Deutschland pour
remplacer le Braunschweig, un vieux cuirassé à
la longue carrière, mis en réserve en 1926, rayé
du registre naval en 1931 et servant depuis
de ponton flottant à Wilhelmshaven. C’est d’ailleurs dans les chantiers navals de ce port
que doit voir le jour le Panzerschiff ’C’. Sa quille
est en effet posée le 1er octobre 1932 sur la
cale n°2 de Marine Werft, puis la construction
est transférée dans la cale n°1 tout juste libérée
par le lancement du Scheer le 1er avril 1933.
Le 30 juin 1934 a lieu le lancement. Tandis
que le pays se réveille groggy après la célèbre
« Nuit des longs couteaux » (29-30 juin) durant laquelle Hitler a mis au pas les SA de la manière
la plus sanglante qui soit, le gratin de la Marine
se retrouve à Wilhelmshaven pour baptiser le
dernier « cuirassé de poche ». La marraine
n’est autre que Gräfin Huberta von Spee, la fille
de l’ancien vice-amiral.
L’amiral
Raeder est présent : « Ayant personnellement
connu celui-ci à bord du Deutschland en
1897 et rédigé l’historique de ses opérations,
je prononçai moi-même le discours traditionnel.
[…] je rendis hommage à l’héroïsme de l’ancien
chef d’escadre et de ses vaillants équipages.
Sa fille baptisa le cuirassé du nom de Admiral
Graf Spee. »
Le bâtiment est commissionné
en janvier 1936 et commence alors ses essais,
préliminaires obligés avant sa mise en service
qui intervient en avril.
Le Graf Spee profite de tous les retours d’expérience
de ses deux aînés. Les ingénieurs
ont intégré au fur et à mesure de sa construction
plusieurs modifications qui en font le
Panzerschiff le plus rapide (28,5 noeuds), mais aussi le plus lourd : totalement équipé, avec
armement, approvisionnements et équipage, il
déplace 12 340 t (déplacement standard), bien
loin donc des 10 000 t autorisés par le traité
de Versailles. Ce dépassement n’est cependant
plus considéré comme problématique :
le 18 juin 1935, l’Allemagne a signé un traité
naval bilatéral avec le Royaume-Uni permettant
à la Kriegsmarine de disposer d’une flotte représentant
au maximum 35 % du tonnage de la
Royal Navy (45 % pour les submersibles). Cet
accord torpille littéralement les clauses navales
du traité qui stipulait que l’Allemagne ne devait
disposer que d’un tonnage de guerre maximal
de 144 000 t. Or, l’Angleterre en possédant 1 240 000 t, l’Allemagne se voit maintenant
octroyer une limite haute de 434 000 t, soit
quasiment le triple de 1919 !
Ravitaillements en pleine mer
Dès août, en prévision de la guerre qui
s’annonce, la Kriegsmarine fait partir pour
l’océan deux de ses Panzerschiffe. Le
Graf Spee quitte Wilhelmshaven le 21 et le
Deutschland le 24. Leur départ n’est qu’une
des facettes d’une organisation bien plus
vaste : ils sont précédés et suivis par plusieurs
bâtiments ravitailleurs à l’aspect bien
inoffensif. Croisant au large et attendant
à des points de rendez-vous déterminés
à l’avance, ces derniers doivent mettre à
disposition des cuirassés de poche leur
cargaison (eau, munitions, nourriture et
mazout) pour en prolonger la croisière aussi
longtemps que possible sans devoir faire
escale dans un port neutre ou rentrer faute
de carburant.
Ainsi, dès le 5 août 1939, le pétrolier
Altmark a appareillé pour Port Arthur,
au Texas, où il doit remplir ses cuves. Il a
bien été repéré par les Britanniques pendant
qu’il empruntait la Manche le 6, mais
ils n’ont pas compris à quoi pouvait servir
ce bâtiment qui atteint alors la côte américaine
sans encombre. Une fois stockées
quelque 9 400 t de carburant, il a repris la
mer le 19 (soit avant même le départ du
Graf Spee) et croise depuis dans sa zone
d’attente au milieu de l’Atlantique. En fait,
la Royal Navy n’a pas retenu les leçons
de la Première Guerre mondiale : privé de
points d’appui (possessions coloniales,
comptoirs, etc.) permettant à sa flotte de
se ravitailler loin des côtes allemandes, le
IIIe Reich avait constitué à l’époque un train
d’escadre de navires-charbonniers pour les croiseurs du vice-amiral von Spee.
En 1939,
la stratégie est identique, à la différence
près que le mazout a remplacé le charbon,
ce qui permet des ravitaillements plus
rapides et en pleine mer.
Couler les navires marchands
Le 24 août 1939, le Graf Spee passe discrètement
entre les îles Féroé et l’Islande pour entrer
dans l’Atlantique. Quatre jours plus tard,
il ravitaille au large des Açores auprès de
l’Altmark tandis que le Deutschland passe
lui-même le détroit de Danemark entre le
Groenland et l’Islande. Hitler a donné des
ordres formels : tant que la guerre n’est pas
effective avec la France et le Royaume-Uni,
le Deutschland et le Graf Spee doivent se
tenir à distance des côtes et des navires
ennemis pour ne pas aggraver la situation
et laisser une possibilité d’amener Paris
et Londres à la table des négociations.
Mi-septembre, il paraît cependant clair que
ces deux pays ne se sont pas laissés impressionner
par l’invasion de la Pologne et que la
guerre va durer. Aussi, le 26 septembre, Reader ordonne le début
des opérations contre le trafic ennemi :
« le commandement recherche par l’engagement des
Panzerschiffe des succès rapides et importants,
mais n’est prête en aucune façon à
payer ces succès de la perte prématurée
d’un bâtiment. » Autrement dit : s’en
prendre aux navires marchands oui, s’opposer
aux vaisseaux de guerre ennemis non !
Corsaire mais non pirate, le Graf Spee est
contraint de respecter les lois codifiant les
prises : les ruses de guerre (camouflage,
faux pavillon de nationalité, etc.) sont autorisées,
mais les navires interceptés doivent
l’être après une sommation réglementaire
et leur destruction après s’être assuré que
leurs équipages ont bien pris place dans les
embarcations de sauvetage.
Dans la Kriegsmarine, il est de tradition de
laisser une grande liberté de manoeuvre au
commandant d’un corsaire ; Langsdorff est
à son affaire, ayant une idée précise de comment
remplir sa mission. Depuis le 21 août, le
« cuirassé de poche » s’est avancé jusque dans
l’Atlantique Sud, se ravitaillant déjà quatre fois
auprès de l’Altmark. Cette période d’inactivité
qui pèse sur le moral de l’équipage durera plus
d’un mois avant qu’Hitler n’accepte enfin le
plan initial de Raeder qui souhaite depuis le
début coordonner les opérations des unités
de surface en mer du Nord avec celles des
U-Boote et des Panzerschiffe dans l’océan
pour disperser le plus possible les moyens de
défense ennemis.
Déjouant l’attention des navires britanniques,
le « cuirassé de poche » emploie toutes les
ruses imaginables pour se faire passer pour
ce qu’il n’est pas. Ainsi, il signe ses messages
radio soit Admiral Scheer soit Deutschland, semant la confusion dans
les états-majors de la Royal Navy. Pour s’approcher
de ses proies sans les faire fuir, sa
tactique habituelle est d’arborer le pavillon
d’un autre pays… jusqu’à ce qu’il tire un coup de semonce et hisse à la place le pavillon allemand
– ce que tolèrent les lois de la guerre.
Autre méthode, le camouflage : le Graf Spee
possède une superstructure reconnaissable
entre toutes. Fin novembre, Langsdorff fait
donc monter une tourelle en bois avec de
faux canons à l’avant et ajouter une cheminée
factice pour « casser » sa silhouette. Armé
d’un exemplaire du Jane’s Fighthing Ships,
le « Who’s who » des navires de guerre en service de par le monde, Langsdorff dirige
les transformations, s’éloignant du vaisseau
dans une vedette pour en faire le tour et
savoir si, comme il le souhaite, sa nouvelle
silhouette ressemble à celle du Repulse ! Il
avouera lui-même avec humour : « Je suis
comme une jeune fille coquette, je change
souvent d’apparence. Je mets un nouveau
chapeau et une veste différente, et je deviens
une autre femme ! »